Quand la transparence de la vie politique vire à la mauvaise blague
L'open data, une "opportunité unique" de donner "de nouveaux pouvoirs à la société civile, que nous demandent nos concitoyens".
La phrase est de Marilyse Lebranchu, ministre de la réforme de l'Etat,
le 24 avril. Et lorsqu'on y repense, alors qu'on s'escrime à transcrire,
classer et saisir les déclarations d'intérêts des élus français, elle
prête à sourire. Jaune.
L'open data, la libération des données, la transparence, sont
réclamées, massivement, par nos concitoyens. La gauche l'a très
longtemps professé lorsqu'elle était dans l'opposition. Mais si
certaines branches de l'Etat font de réels efforts de mise à disposition
de données, le moins que l'on puisse dire concernant la transparence
des élus est, pour paraphraser l'un d'eux, que "la route est droite, mais la pente est forte".
Avec les déclarations d'intérêts, comme nous l'avions déjà pointé en juin pour les ministres, on sombre dans le ridicule :
Là où c'est une règle déjà instaurée dans la plupart des démocraties,
en France, il aura fallu attendre l'affaire Cahuzac et l'année 2014
pour que soit instaurée une "Haute Autorité de la transparence de la vie
publique" (HATVP) chargée de recenser les déclarations d'intérêts des
parlementaires français.
Mais, alors que l'Etat est capable, avec data.gouv.fr,
de mettre en place une plateforme moderne, offrant à tout citoyen des
fichiers de données dans des formats numériques exploitables de manière
statistique et informatique, la HATVP prête elle aussi à sourire très
jaune : elle vient, en guise de déclaration d'intérêts, de livrer... un
millier de fichiers PDF, l'équivalent numérique d'une photocopie
contenant des déclarations de patrimoine remplies à la main par les
élus.
Pattes de mouches, chiffres illisibles et qui débordent du cadre,
tout semble fait pour que le citoyen, le journaliste, aient les pires
difficultés à tirer quelque chose de ce fatras. Jugez plutôt avec, au
hasard, la déclaration de Denis Baupin, député de Paris.
Ou cette autre, du député PS Eric Jalton, qui se passe de commentaire.
Ne parlons même pas de la mauvaise foi évidente de nombreux parlementaires, qui griffonnent, annotent, commentent tels des professeurs le formulaire qu'on leur demande de remplir.
Pis : aucune consigne n'est respectée. Brut, net, revenus 2012 ou
2013, chaque député semble avoir fait sa petite affaire et noté un peu
ce qu'il voulait bien dire, sans aucune méthodologie.
On ne peut pas blâmer la HATVP : son président, Jean-Louis Nadal, a
été nommé fin décembre, dans la foulée de la loi "transparence d'octobre
2013", et a dû récolter à la hâte et sans guère de moyens (elle a un
effectif d'une quinzaine de personnes et un budget minimal) les
déclarations d'intérêt des parlementaires, qui devaient rendre leur
copie avant la fin du mois de janvier.
La HATVP avait la possiblité de tout ressaisir à la main, mais cela
aurait pris des semaines. Ils ont donc privilégié l'accès à
l'information sur sa normalisation. Ils indiquent désormais réfléchir à
un système de télédéclarations, qui devrait être en place en 2015. En
attendant, il faudra se contenter de ces PDF mal écrits.
Les graphologues y verront sans doute une occasion unique de
s'intéresser à l'écriture manuscrite de nos élus et à ce qu'elle peut
révéler de leur psychologie. Tous ceux qui comptaient, à partir de ces
données, apprendre des choses sur les activités annexes des
parlementaires, sur les personnes qu'ils emploient et surtout sur leurs
conflits d'intérêts, en seront pour leurs frais.
On se souvient déjà, il y a quelques mois, de l'amère affaire des déclarations de patrimoine des élus. Certes,
on peut les consulter. Mais uniquement celle du député de sa
circonscription. En se rendant physiquement en préfecture pour la lire.
Sans avoir le droit de la photographier. Ni de prendre de notes. Et hors
de question de réaliser le moindre travail statistique sur le
patrimoine des élus : nous risquons une amende. Bref, la transparence
est des plus opaques.
Evidemment, nous n'allons pas nous contenter de nous plaindre. Avec l'association Regards citoyens, qui milite pour la transparence de la vie publique, nous allons demander à nos lecteurs et nos internautes de nous aider à transcrire ces pattes de mouches en fichiers propres et exploitables.
Mais que de temps, d'énergie perdus et surtout que de mauvaise foi dans
ces milliers de documents manuscrits balancés en guise de
"transparence" financière ! Encore une fois, la France a du chemin à
faire avant de parvenir à la cheville de ses voisins en matière de
modernité démocratique.
Samuel Laurent
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